21

Rouge de sang, des mains aux épaules, il posa le stylet et soupira, fatigué, transpirant sous son pesant masque d’argent massif.

Il recula d’un pas et contempla la boucherie qui était son œuvre. Quelque chose lui restait de son enfance heureuse, des valeurs anciennes qu’il ne respectait plus guère mais dont des pans entiers ne s’étaient point tout à fait effondrés, comme des lambeaux de brume marine s’accrochent aux rochers des côtes.

— Quelle horreur ! murmura-t-il, à la fois incrédule et tout pénétré encore du plaisir que lui procurait son ignoble besogne d’Écorcheur.

Il tapa des mains.

Aussitôt son « cocher », le marquis d’Almaric, entra, précédant la femme borgne et l’individu au visage marqué de petite vérole et qui tous deux tenaient des bassines d’eau chaude.

L’homme au masque d’argent ôta sa chemise éclaboussée de sang et commença à se rincer les mains dans la première cuvette, dont l’eau rougit immédiatement.

Le vérolé disparut, la borgne déposa une autre cuvette. Elle risqua un regard vers le corps sanglant de la victime puis, souriant au masque d’argent avec servilité :

— Monseigneur a fait bon ouvrage, aujourd’hui ! Et pourtant, la femme avait trente ans et la viande, à cet âge, est plus dure que nos jeunes filles.

L’Écorcheur se tourna vers le marquis Jehan d’Almaric et, bien que le métal précieux du masque d’argent, figé, ne pût à l’évidence traduire une expression, il s’en dégageait cependant comme un air de lassitude que confirma le ton de la voix :

— Je veux qu’ils se taisent !

Le marquis se tourna vers la femme borgne en affichant une profonde colère :

— Te tairas-tu, ribaude ?…

La femme se courba en signe de soumission et emporta la cuvette pleine d’une eau rougeâtre. Aussitôt, le vérolé en présenta une autre.

Une dizaine furent ainsi nécessaires, puis le couple sordide fut consigné dans une autre pièce tandis que le marquis aidait l’homme au masque d’argent à se vêtir d’une nouvelle tenue.

Au-dessus d’une chemise d’un blanc éclatant, le monstre passa un bel habit de drap de Hollande orné de dentelles d’or larges de deux doigts.

Une humeur plus joyeuse lui venait et il jeta un regard au cadavre de ce qui avait été une charmante jeune femme brune. Mais le ton restait plaintif :

— Le plaisir ne fut point si grand à l’idée que vous avez identifié la femme superbe qui sert de modèle à tous mes rêves, et qu’elle m’échappe !

Le marquis, méfiant, savait qu’il convenait de laisser parler « Monseigneur » sans l’interrompre jamais. Après un temps, et prenant bonne mesure de ses paroles, il commença :

— Monseigneur, mon agent est formel. Il est très averti et fort adroit en l’art de reconnaître les visages et il fut frappé, en croisant cette femme, de la ressemblance absolue avec celle dont il a étudié le portrait.

— Mais comment l’a-t-il perdue, à la fin ?… questionna l’Écorcheur dans une subite flambée de colère.

Le marquis, sentant changer le vent, fit montre de diplomatie et adoucit sa voix :

— Perdue, Monseigneur, le mot est peut-être un peu trop fort… Nous l’avons… perdue des yeux, rue Saint-Gilles.

— Que comptez-vous faire ? demanda sèchement l’Écorcheur.

— Monseigneur, remède diligent fut aussitôt employé ! J’ai, sur intuition, tracé rectangle dont un des côtés est la rue Saint-Gilles poursuivie de la rue des Filles Pénitentes, le côté qui lui fait face étant la rue qui poursuit Saint-Nicolas-des-Champs, enfin, pour les petits côtés, la rue des Lombards et celle du Petit Heubé.

— C’est là vaste secteur ! concéda l’homme au masque d’argent.

Encouragé, le marquis reprit :

— Il en est ainsi, Monseigneur, mais j’y ai attaché tous mes gens. Et si cela ne donne point les résultats que nous attendons, j’élargirai les recherches vers les Innocents au sud de l’endroit où elle fut aperçue et au nord, vers le quartier Saint-Merry. Mais nous la trouverons !

L’Écorcheur n’aimait rien davantage que les gens qui semblent savoir où ils vont. Satisfait, il frotta ses doigts en ce geste qui évoquait des pattes de mouche chez ses interlocuteurs et commenta :

— Le diable vous entende !

Le marquis d’Almaric, qu’une question tenaillait, risqua :

— Une chose, Monseigneur…

— Parlez sans crainte, marquis.

— Ne pensez-vous point, lorsque cette femme qui occupe vos pensées sera devant vous et que vous l’aurez…

Il chercha ses mots et reprit très vite :

— … « châtiée », comme elle le mérite et toutes celles qui la précédèrent, ne redoutez-vous point un sentiment d’insatisfaction à venir car s’il est d’autres femmes à punir…

L’homme au masque d’argent l’interrompit :

— Toutes !… Il faut les punir toutes !… À tout le moins celles qui ont quelque beauté.

— Les belles femmes ne sont point si nombreuses, Monseigneur, et on les a tôt remarquées.

— Vous êtes un naïf, marquis !… Les gueuses sont redoutables car on trouve grande beauté chez une fillette et quelquefois autre genre de beauté chez la mère, voire la grand-mère ! Un jour prochain, vous me trouverez cela, une fillette, sa mère et sa grand-mère que j’écorcherai toutes ensemble… En famille !

Il rit de ce dernier mot.

« Il est fou à lier », songea le marquis mais déjà l’Écorcheur reprenait :

— Que disiez-vous, avant que je ne vous précise qui sont nos ennemis ?

Le marquis adopta par prudence le ton dubitatif et incertain de celui qui attend la vérité sans trop oser la demander :

— Je pensais, Monseigneur, qu’une fois « le modèle » châtié… eh bien votre plaisir risquait d’être moins grand. Ne serez-vous point contraint, par la suite, d’agir uniquement par devoir pour servir votre grand dessein et en l’absence de toute volupté ?

La réponse fut dite d’un ton vif :

— Marquis, lorsqu’on a mon rang, mes titres et mon nom, on n’est point « contraint » et on ne « sert » pas !

Il s’approcha d’une fenêtre et regarda le paysage désolé sur lequel tombait une pluie fine. Il savait qu’une fois encore, sur le chemin du retour, il serait agacé par le bruit de ces gouttes rebondissant sur le toit de son carrosse.

— Ce temps désole mon âme !… murmura-t-il.

Puis il se souvint des mots du marquis et songea : « La question n’est pourtant point stupide. C’est grand étonnement qu’elle ait fait son chemin dans cet esprit corrompu, embué par la cupidité. »

— J’aurai grand appétit, tout à l’heure !

Le marquis ne fit pas de commentaires.

L’Écorcheur ne pouvait arracher son regard du paysage. Cette désolation lui semblait porteuse de son contraire et de la tristesse on allait vers la joie par un chemin obligé. Vent, froidure et pluie appelaient grand feu en une belle cheminée, plats succulents, servantes dont on claque rudement les fesses. L’affaire, ici, était de même nature que celle de ces femmes châtiées, mais en une combinaison inversée. On n’allait point de la tristesse vers la joie mais de la joie vers la tristesse, de la beauté vers l’horreur la plus hideuse. Si elles n’avaient été belles, les écorchées n’eussent jamais été si repoussantes. Certaines étaient mortes pour avoir ri, ravissantes en leur robe rose, radieuses, hautaines, moqueuses… Ne fallait-il point leur faire connaître la face cachée des choses ?

— Potage d’oie aux pointes d’asperges et aux pois verts et poulets au jambon ainsi que marcassins feront un bon début !

— Bien, Monseigneur.

— Et que les femmes nous servent nues, la paume de la main claque en manière plus sonore sur bons derrières sans vêtements. Nous serons plusieurs, ce soir.

— Bien, Monseigneur.

— Vous ferez servir tôt !… Avec ce froid et cette pluie glacée…

— Bien, Monseigneur.

Il songea que plutôt que de subir les flammes de l’enfer, son âme d’assassin souffrirait davantage à errer en les siècles des siècles dans ce paysage désolé.

Il frissonna et se tourna vers le marquis :

— Monsieur, nous ferons notre devoir. Vous m’amènerez cette femme merveilleuse.

Il tira de sa poche une miniature représentant le visage de Mathilde de Santheuil, sourit, et reprit :

— Je la foutrai !… Avec immense plaisir, je la foutrai !… Que ferai-je ensuite ? L’écorcher comme les autres ? Le corps, sans nul doute. Mais peut-être conserverai-je la tête en un bocal où elle nagera dans quelque substance qui conserve les chairs et empêche toute corruption. Voilà !… Il faut à présent rentrer, Marquis, c’est trop grande tristesse, en ces lieux.

Il sortit sans un regard vers le corps supplicié.

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